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Jeremy Rifkin: « La civilisation fossile va s’effondrer en 2028 »

Le 24/10/2019 par Alice Pouyat

À 74 ans, Jeremy Rifkin livre sa version du « New Deal vert » dans un nouvel ouvrage qui balance entre optimisme et pessimisme : pour le fameux prospectiviste américain, le marché des énergies fossiles est sur le point de faire faillite, plus assez compétitif. D’immenses capitaux fuient donc le secteur, et sont prêts à investir dans les renouvelables….
mais le marché ne saurait assurer seul la transition nécessaire pour éviter les catastrophes écologiques annoncées. Afin de capter les capitaux disponibles et généraliser l’usage des énergies renouvelables, l’État doit mettre en place au plus vite de nouvelles infrastructures. Régions et citoyens sont aussi des acteurs clés de la 3e révolution industrielle que l’auteur appelle de ses voeux…

We Demain : Les énergies fossiles sont omniprésentes aujourd’hui. Mais vous prédisez leur faillite d’ici 10 ans. Cela semble très rapide…
 
Jeremy Rifkin : Le solaire et l’éolien connaissent une chute exponentielle de leurs coûts depuis une vingtaine d’année déjà. Mais ce type d’évolution ne saute aux yeux qu’au bout d’un moment. Par exemple si vous doublez un dollar, cela fait 2, 4, 8, 16… ce qui ne semble pas beaucoup au départ. Mais rapidement vous arrivez à un milliard. C’est ce qui s’est passé avec les ordinateurs, très chers initialement, mais dont la puissance a doublé tous les deux ans, en cassant les prix. Maintenant vous avez des smartphones à 25 dollars plus puissants que les machines qui ont envoyé des astronautes sur la Lune ! Nous sommes sur une courbe similaire pour le solaire et l’éolien. Ces énergies sont aujourd’hui moins chères que le nucléaire, que le pétrole, que le gaz naturel… Logiquement, les investisseurs vont donc fuir le secteur fossile, qui va s’effondrer. Selon, Carbon Tracker Initiative, un think tank britannique, le point de bascule aura lieu quand 14 % de l’électricité mondiale sera fournie par le soleil et le vent. L’Europe y est déjà. Au niveau mondial, nous devrions l’atteindre autour de 2028.
 
Côté mobilité, on observe la même évolution. Seules 2 % des voitures vendues sont électriques aujourd’hui, mais la hausse est exponentielle. Volkswagen va investir 80 milliards de dollars pour électrifier 40 % de sa flotte d’ici 2030. En 2028, 20 % des véhicules mondiaux seront électriques.
 
Le marché a parlé. Il est puissant, il n’y a aucune chance de le défier !
 

Le « marché », toutefois, n’est pas parfait. Quel est le rôle des gouvernements dans le Green New Deal que vous appelez de vos vœux ?
 

Aujourd’hui, des milliards de dollars se dirigent vers le renouvelable. Au début, il ne s’agissait que d’investissements d’universités et de fondations parce que c’était « bien vu » de dire adieu aux hydrocarbures. Maintenant, les principaux fonds de pension, qui gèrent l’épargne des futurs retraités américains, et qui ont assisté à la faillite de l’industrie du charbon, sortent leur argent du secteur fossile, mais ils n’ont rien à faire avec ! Pourquoi ? Parce qu’il n’existe pas de projets d’envergure où investir. C’est là que les gouvernements doivent intervenir : ils doivent créer les infrastructures qui permettent le développement des renouvelables à grande échelle. Si vous n’avez que quelques petits projets pilotes de vélos électriques ou de bus à hydrogène municipaux, nous n’avancerons pas assez vite et irons vers les catastrophes écologiques annoncées.

L’argent des fonds de pension est-il vraiment suffisant pour assurer cette transition ? Où trouver d’autres fonds pour accélérer cette transition ?

Je discute avec des fonds de pension chaque semaine, ils ont des centaines et des centaines de milliards de dollars à investir, et ils paniquent parce qu’ils n’ont nulle part où investir ! Il n’y a même pas vraiment besoin de créer de nouveaux impôts. Les États devraient en revanche créer des banques vertes, puis des obligations vertes pour que ces fonds y investissent.

Votre Green New Deal doit conduire à une 3e révolution industrielle ? En quoi consiste-t-elle ?

Toute grande révolution voit converger de nouveaux moyens de communication, de transport, et une nouvelle source d’énergie. La 1ère révolution industrielle a par exemple vu l’émergence des imprimeries à vapeur, qui ont permis la diffusion de journaux et de manuels scolaires bon marché. Cela a convergé avec l’utilisation du charbon, qui a alimenté des locomotives sur les chemins de fer. Et tout cela a permis de passer d’un paysage agricole et de petites villes à des marchés et des mouvements politiques nationaux. La 2e révolution industrielle, avec le téléphone, le pétrole, pétrole, nous a donné la mondialisation, les voyages en avion, les organisations internationales…
 
La 3e révolution industrielle fait converger la communication numérisée avec le boom des énergies renouvelables et les transports alimentés par ces énergies, bientôt autonomes, gérés par des algorithmes. Des milliards de capteurs dans les entreprises, les rues, les maisons vont collecter des données, pour accroitre notre efficacité énergétique, créant une sorte de prothèse technologique du cerveau humain. Les satellites qui synchronisent ces capteurs vont réunir la famille humaine. Les jeunes qui sont tous sur les réseaux sociaux, et se considèrent comme globaux, vont créer des coopératives, en passant au dessus des Etats. Des régions et des localités vont aussi contourner les gouvernements nationaux et faire du commerce ensemble. Les grandes entreprises comme Google ou Facebook seront dépassées car trop grosses, plus assez agiles, pas assez transparentes. La 3e révolution industrielle nous conduit à la « glocalisation ».

Mais cette omniprésence d’internet dans nos vies est-elle souhaitable ?

J’ai critiqué la technologie toute ma vie, je ne suis pas naïf, mais je sais que vos enfants ne vont pas abandonner leur smartphone, parce qu’ils permettent d’être plus efficace, de communiquer plus vite…
 
Le vrai enjeu, c’est de garantir la neutralité du réseau. Comment s’assurer que les grandes entreprises d’Internet ne monopolisent pas nos données personnelles ? Comment lutter contre le cyberterrorisme ? Pour moi, il faut contrôler l’infrastructure au sein de coopératives locales. S’il y a des événements climatiques tragiques, qui vont devenir de plus en plus nombreux, ou une cyber-attaque terroriste, nous pourrons ainsi quitter le grand réseau, décentralisé vers des micro-réseaux. Pour cela, il faut donc que chaque communauté, quartier par quartier, soit autosuffisante en énergie solaire et éolienne. Plus généralement, la gouvernance mondiale doit aller davantage aux régions et aux localités. Demain, les gouvernements nationaux devront fixer les normes, donner des impulsions, mais ce sont les régions qui devront élaborer leurs propres feuilles de route. Ce New Deal, contrairement à celui de Roosevelt, ne repose pas uniquement sur les États.

La France, très centralisée, est-elle prête pour cela ?

Non, mais il y a des initiatives intéressantes. Daniel Percheron, le président socialiste de la région Hauts-de-France, la plus ancienne région industrielle française, est venu me voir EN 2012 et m’a demandé un plan pour l’avenir du territoire. Je lui ai dit: « Vous devez parcourir toute la région et interpeller chaque maire, chaque parti politique, chaque université, chaque chambre de commerce, chaque syndicat, et les réunir dans le même projet ». Je pensais qu’il laisserait tomber. Mais il l’a fait. Je lui ai alors demandé de créer des assemblées participatives rassemblant 300 citoyens, venus de tous les secteurs de la société. A l’heure du changement climatique, alors que les événements extrêmes vont être de plus en plus nombreux, tout le monde doit être impliqué. On ne peut plus compter uniquement sur les gouvernements pour être résilient. Je lui ai demandé que ces citoyens passent 12 mois avec nous pour élaborer ensemble la feuille de route de la 3e révolution industrielle, adaptée aux besoins de la région. Ils l’ont fait. Et ces assemblées de pairs sont restées en place, en dépit des changements politiques. Quand Xavier Bertrand a remplacé Percheron, ils ont continué à travailler ensemble. Résultat, ils ont remporté le prix de la Région européenne entreprenante. Ils ont lancé 1200 projets, qui ont formé les petits-enfants de mineurs à la rénovation énergétique… Est-ce suffisant? Non. Mais ils sont sur la bonne voie.

Vous misez beaucoup sur les nouvelles énergies et technologies… mais qui polluent aussi. La solution ne réside-t-elle pas aussi dans un changement de mode de vie ?

La clé est surtout d’augmenter l’efficacité globale de nos activités, c’est à dire de réduire la quantité de matière et d’énergie que nous utilisons et de les réutiliser à l’infini. Il faut évoluer vers une économie circulaire globale. Nous devons aussi trouver des substituts plus écologiques aux composants des matériaux solaires et éoliens. Dans les Hauts-de-France et aux Pays-Bas, nous réunissons actuellement des scientifiques de différents domaines pour rendre plus écologique l’agriculture, les emballages, les matériaux de construction, le ciment, etc.
 
Bien sûr, il faut aussi changer nos modes de vie. La question sembler intéresser les millenials, contrairement à l’ancienne génération de la Silicon Valley, qui pense que la technologie peut tout résoudre.

Que pensez-vous justement des mobilisations des jeunes générations ?  

Je pense qu’eux-mêmes ne réalisent pas l’importance du mouvement. Il s’agit de la première révolte planétaire de l’espèce humaine. C’est la première fois qu’elle se reconnaît en voie de disparition et commence à reconnaître que les autres espèces le sont aussi à cause de nous. Nous passons donc de la géopolitique des gagnants et des perdants, des États-nations, à la politique de la biosphère, où chaque communauté prend en charge son coin de biosphère, et se prépare aux catastrophes. Dans ces communautés, vous devez vous assurer de pouvoir survivre, ce qui sera très difficile dans les années à venir.

On vous sent assez optimiste. Mais on voit tout de même beaucoup de blocages au niveau des entreprises liées aux hydrocarbures, des États, de Trump, de Bolsonaro…

Je ne suis pas optimiste, car cela revient à attendre que les bonnes nouvelles arrivent seules. Ni pessimiste, car le pessimisme est auto-réalisateur. Je pense qu’il existe une possibilité, une route infime, mince comme un fil de rasoir, pour effectuer une transition avant qu’arrivent des problèmes en cascade.
 
Aux États-Unis, les bases de la 1ère révolution industrielle ont été posées en 30 ans. Celles de la 2ème en 25 ans. La 3e révolution peut se faire aussi vite. L’argent est là. La technologie est là. Maintenant, il doit y avoir une volonté politique. Mais elle ne peut reposer uniquement sur les gouvernements. Les jeunes doivent mettre la pression et s’impliquer au niveau local. Ils doivent aller dans les conseils municipaux, ils doivent devenir maires, doyens d’université, chef d’entreprise. Ils doivent être dans des assemblées locales toute leur vie et leurs enfants après eux. Ou bien nous n’y arriverons pas.

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